En finir avec Eddy Bellegueule – Edouard Louis
Déjà presque un an que ce livre est sorti et malgré le battage médiatique je n’avais eu jusqu’à présent ni l’envie, ni la curiosité de le lire. Il faut parfois attendre que la fureur retombe pour pouvoir aller vers certains livres, personnes ou lieux et pouvoir les apprécier pleinement.
Je ne le regrette pas ! Ce roman autobiographique est un gros coup de cœur ! J’ai été profondément touchée, retournée par cette histoire et j’ai refermé le livre à contre cœur.
Comme souvent je n’avais pas envie d’en sortir, ni de quitter Eddy mais c’est vrai qu’un livre c’est seulement une invitation à faire un bout de chemin ensemble …
Il s’agit d’un livre sur l’enfance douloureuse et chaotique de l’auteur. Eddy Bellegueule est un enfant différent, efféminé dans un village du nord de la France où être un homme c’est être un dur. Très rapidement sa différence est source de honte pour sa propre famille et le met au banc de ce village de prolétaires ruraux où la misère sociale et culturelle règne en maître.
C’est un récit autobiographique, poignant, saisissant, que le combat de ce petit garçon pour résister au déterminisme social, tout en tentant de se faire accepter quitte à renier son identité sexuelle, à gommer ses différences et à se fondre dans le moule, acceptant sans se rebeller les coups, les insultes, crachats, humiliations…
C’est aussi l’histoire d’un village Picard déshérité, un peu isolé que l’on croirait tout droit sorti de Germinal, où la misère, le chômage, la crasse ignorance et le manque d’éducation (ou l’impossible éducation de ses habitants) engendrent la xénophobie, l’alcoolisme, la violence des uns envers les autres. Une violence qui s’exerce sur tout ce qui est différent : l’homme sur la femme, le prolétaire sur l’assisté social, l’hétéro sur l’homosexuel… Une peinture sociale qu’on a peine à imaginer réelle et contemporaine tant elle semble appartenir au passé, un peu comme si ce village existait en dehors de la réalité.
Mais impossible pour Eddy malgré tous ses efforts de devenir ce que l’on attend de lui, de s’intégrer, ça ne marche pas ! Il reste l’indésirable.
De cet échec va naitre l’ultime solution : fuir !
Rompre avec sa famille, son village pour pouvoir se construire et exister.
Ce livre est une sorte d’exorcisme : évacuer cette enfance, essayer de comprendre et très certainement de s’accepter lui même comme sa famille. Il le dit d’ailleurs dans les interviews, il ne s’agissait pas d’accabler les siens ou son village mais au contraire de leur dire qu’il les aime. Il n’est pas certain qu’il puisse être entendu et compris mais il aura au moins pu écrire sa vérité quelque part.
La grande question qui a agité les médias c’était celle de l’authenticité de ce récit : Est-ce qu’il y a une adéquation entre ce que raconte l’auteur et ce qu’il a réellement vécu ?
Je dirai qu’à la limite on s’en f… ! L’important c’est que ce soit sa vérité à lui, personne n’a vécu à sa place et n’a eu à endurer les violences qu’il a subit . Le fait que les autres n’aient pas ressenti cette violence, ou n’aient pas eu l’impression de la vivre ou de l’infliger n’enlève rien à la légitimité des souffrances d’Eddy , ni à sa sincérité.
Le style est sobre, efficace, toujours juste. Edouard Louis a conservé le langage populaire de ce monde, cette violence crue et sans fard que la littérature aurait pu adoucir. Le tour de force est là, faire un roman littéraire en y intégrant un langage qui ne l’ai pas mais nécessaire pour en restituer toute l’âpre réalité.
Vous savez que j’aime bien qu’un livre m’apporte des pistes de réflexions qui peuvent m’aider à avancer… Là, j’ai été servie
Eddy Bellegueule est l’exemple même qu’il nous faut faire des choix pour exister même si ce choix nous oblige à rompre avec notre propre famille, notre milieu, nos amis… c’est parfois inéluctable si on veut s’en sortir. Ce n’est pas le premier choix d’Eddy, c’est même une solution par défaut après avoir tout essayer pour ne pas en arriver là. Il veut s’intégrer mais son milieu le rejette alors il ne lui reste plus que la fuite. Il l’écrit très bien sur la quatrième de couverture “ Car avant de m’insurger contre le monde de mon enfance, c’est le monde de mon enfance qui s’est insurgé contre moi”
Choisir c’est renoncer…disait André Gide. Choisir pour certains, renoncer, c’est capituler, un échec, une défaite ! Mais en réalité, choisir c’est renoncer à ce qui ne nous convient pas, accepter de ne pouvoir tout avoir, c’est aussi avancer et grandir. Choisir est forcément renoncer à un ailleurs, on ne peut pas à la fois prendre le chemin de droite et celui de gauche. Choisir c’est se créer, se libérer. Personne n’a dit que ce serait simple, c’est toujours très difficile et ça fait souffrir mais c’est bénéfique
C’est aussi l’illustration que toute douleur est légitime, il n’y a pas besoin qu’elle soit reconnue par les autres pour exister. Eddy sait que cette situation est intenable pour lui, que personne ne lui tendra la main, ni ne reconnaitra ce qu’il endure. Pour les autres,c’est simple : il n’a qu’à être un “dur”, un véritable homme comme tout ceux de son village et ses problèmes disparaitront. Comme si “être différent” se choisissait… donc forcément personne ne peut comprendre sa souffrance et donc agit envers Eddy avec une violence souvent inouïe.
Eddy comprend inconsciemment qu’il doit trouver ailleurs (ou du moins essayer de trouver) un milieu où il ne sera plus considéré comme différent mais assimilable. Que le problème n’est pas forcément sa différence mais de l’inadéquation entre lui et sa famille, avec ce village, cette façon de penser, de vivre à laquelle il ne correspond pas …
Sans cette démarche, Eddy Bellegueule ne serait jamais devenu Edouard Louis … Je trouve que c’est un bel exemple à garder en tête.
Bref ! Un beau livre émouvant qu’il faut avoir lu ♥
Ma note : [star rating= »4″]
2 Comments
Lebazardecha
Très bel article, j’ai lu ce livre l’été dernier et je l’ai adoré je l’ai même prêter à mon père car comme toi il m’a touché. Je n’aurai pas pu décrire mieux que toi ce que ce livre apporte et ce qu’il représente. Merci pour ce magnifique article 🙂
Emma
Merci beaucoup pour ton commentaire ! Ce livre a quelque chose de puissant et bouleversant dans son écriture, du coup c’est vrai que je ne n’ai pas encore osé m’aventurer dans son dernier livre « Histoire de la violence »…Tu l’as peut être aussi lu ?