L’enlèvement des Sabines – Emilie de Turckheim
Roman contemporain qui s’apparente à une fable féministe
Thème : Rôle de la femme, crise de la quarantaine, violence, poupée sexuelle.
L’enlèvement des sabines :
Peu après la fondation de Rome, les premiers Romains auxquels les Sabins (peuple qui vivait dans les alentours) refusaient le mariage avec leurs femmes, décidèrent de se servir par eux-même et enlevèrent les Sabines pour peupler Rome. Une terrible guerre s’ensuivit jusqu’à ce que les femmes elles-mêmes interviennent pour réconcilier les belligérants. Romains et Sabins acceptèrent alors de fonder une seule et même nation.
Sommaire
Résumé
Sabine, la quarantaine, a enfin décidé de vivre sa vie comme elle l’entend. Elle qui a toujours vécue sa vie silencieusement et discrètement démissionne de l’entreprise dans laquelle elle travaille depuis plus de 15 ans pour se consacrer à la poésie au grand dam de sa mère et de sa sœur. La tradition veut que le partant se voit remettre un ficus par ses collègues lors du pot de départ de l’entreprise. Mais pour Sabine, ce sera une poupée sexuelle hyper réaliste dont le modèle porte son prénom. L’ultime humiliation !
“Toi qui n’as pas d’enfants, ça sera comme d’avoir une ado à la maison” ricanent ceux-ci
Car le problème de Sabine ce n’est pas seulement d’être discrète, effacée et de cristalliser sur sa personnes la violence des autres, (toutes les méchancetés et cruautés qu’on ne se permettrait pas sur quelqu’un de plus affirmé) mais c’est aussi d’avoir refusé les avances de son patron qui a généreusement sponsorisé ce cadeau de départ.
Et c’est tout le défi de ce roman de nous mener par absurde (et cette sorte de folle relation à cette poupée sexuelle) à comprendre le sens de cette histoire.
2 adjectifs qui résument le livre
Cynique – Autant dans les paroles des différents personnages qui n’épargnent rien à Sabine que dans les retournements de situations qui ne manquent pas de se produire à leur égard
Grinçant – Par les situations provoquées : que ce soit la présence tout le long du récit de cette poupée gonflable vulgaire que Sabine lave avec soin, ou les propos des différents protagonistes et le regard sans fard que pose Sabine sur tout ce qu’ils font et disent, tout en réussissant l’exploit de ne jamais leur répondre frontalement.
Ce que j’en ai pensé
J’avoue qu’au départ, je me suis réjouie des conversations téléphoniques laissées sur répondeur par la mère de Sabine. C’était affreusement cynique et savoureux notamment du fait de l’absence de réponse de celle-ci et des récriminations de la mère pour obtenir plus de temps de parole que les 2 minutes autorisées.
Et puis, j’ai été décontenancée par irruption dans la construction narrative de dialogues extérieurs avant de comprendre qu’ils étaient là pour éclairer la compréhension de l’histoire.
Tout comme l’omniprésence de cette poupée à laquelle Sabine accorde tant de soins m’irritait quelque peu car je n’en voyais pas l’utilité.
Et puis, on comprend qu’elle devient le seul “être” avec lequel Sabine va pouvoir échanger librement sans être aussitôt jugée et cataloguée. Elle devient alors sa confidente et son amie au point de commettre l’irréparable pour la libérer ? Mais je vous laisse lire ce roman, je ne vais pas révèler le final, bien évidemment
Parce qu’elle n’a rien de drôle la vie de Sabine. Jeune femme effacée, complètement invisible aux yeux des autres, entre une mère qui n’a d’yeux que pour elle-même et son autre fille, belle et brillante avocate. Elle doit alors encaisser tour à tour les paroles perfides ou blessantes de celles-ci qui sont incapables de la comprendre et de l’aimer, ou les postures de sa sœur qui n’aime rien que moins que de mettre en scène sa soi-disant vie parfaite, ou encore les exigences de son conjoint, brillant metteur en scène de théâtre, qui maltraite les autres au motif de l’art.
Face à tous ces égos narcissiques qui ont des idées bien précises sur ce qui doit être ou ne pas l’être et qui sont capables de vivre sous l’œil de cameras de surveillance chez eux par peur d’être agressé (car ils sont forcément le bien le plus précieux qu’ils ont à protéger), les “petites” ambitions de Sabine ont bien du mal à exister et à survivre au rabaissement constant qu’ils lui infligent.
“Mais dans quel monde vis-tu ?…”
“Mais pour qui te prends-tu ?…”
C’est tout le paradoxe de ce roman qui semble absurde au départ mais qui révèle une Sabine beaucoup plus libre que tout ceux qui la pressent de répondre à leurs injonctions de vivre plus normalement, d’accepter au moins un emploi minable, de redevenir raisonnable, de se comporter normalement. Car “l’invisible” Sabine n’a rien à prouver à personne et c’est la seule à s’affranchir des attentes sociales quand les autres en sont complètement prisonniers. En effet, c’est la seule à refuser les rôles que l’on assignent à une femme : être mère, fille ou épouse… de refuser ces moule, tout comme d’avoir un job valorisant et de jouer au jeu de la petite vie parfaite. Même cette poupée sexuelle, dont le premier réflexe sensé aurait été de s’en débarrasser, Sabine va au contraire en prendre soin et en faire un objet de libération, de sa parole intérieure, mais aussi d’elle-même déjouant l’intention malveillante qui lui était attachée.
Finalement ce roman qui semblait léger et un peu absurde, se révèle beaucoup plus riche de sens qu’au premier abord. J’ai aimé les liens vers la mythologie grecque ou romaine et j’ai fini par éprouver une grande tendresse et empathie pour cette Sabine.
Un roman certes déroutant mais qui donne à réfléchir sur le “que faisons-nous de nous” et la place de la femme avec l’irruption de ces sex dolls plus vraies que nature …
Et puis il m’a fait penser au livre de Sophia Dembling ” La revanche des discrets” qui apprend à tirer les points forts d’une personnalité effacée
Finalement c’est pas mal de lire enfin des livres qui sortent aussi des codes habituels, tant dans la forme que dans le récit, pour nous proposer des histoires singulières et audacieuses qui peuvent trouver une vraie résonnance en nous
L’enlèvement des Sabines – Emilie de Turkheim – Editions Eloïse D’Ormesson
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Ce roman a probablement été inspiré par ce reportage sur les poupées sexuelles japonaises hyper réalistes puisqu’elle parle de ce reportage dans le livre. Il faut dire que l’illusion est saisissante : je vous laisse découvrir tout ceci …