Sortie de rails – Léon Cornec
Petit ovni, “Sortie de rails” de Léon Cornec fait partie de ces titres qui se lisent d’une traite et nous ouvrent un peu plus les yeux sur le monde dans lequel nous vivons.
Mon sentiment ? La réalité dépasse comme souvent la fiction la plus sombre que l’on pourrait inventer…
Un uppercut !
Thème : Précarité, RATP, SNCF, métro, train, sous-traitance, entretien voies ferrées, récit, témoignage, intérimaires, conditions de travail, Léon Cornec.
Sommaire
☆ Résumé de l’éditeur
“Chômeur et artiste sans le sous au début, Léon Cornec entre chez HTransports, une entreprise de sous-traitance chargée par la RATP et la SNCF de veiller au bon fonctionnement des trains, métros et tramways. Il se forme sur le tas, comme électricien. Il intègre une équipe, va de chantier en chantier. Il gravit les échelons et devient contremaître. Léon Cornec ne prend pas le temps de nous introduire dans ce monde qui sent le rouge, le goudron, les armoires électriques et le caoutchouc. Il nous le fait vivre. Sortie de rails est une claque, un essentiel pour comprendre la misère des précaires, un voyage halluciné des lieux désaffectés, lunaires, où zonent des populations oubliées, déglinguées. Une sortie de rails nécessaire. » |
☆ Pourquoi “Sortie de rails”de Léon Cornec est un livre à lire ?
☆ Pour découvrir l’univers mystérieux du rail, le “back office” édifiant de l’entretien du bon fonctionnement de notre réseau ferré.
☆ Pour cette plongée hallucinante dans la précarité, la vie de ces hommes invisibles exploités par les entreprises de la sous-traitance.
☆ Mon avis sur Sortie de rails de Léon Cornec
Je sais que beaucoup d’entre vous aiment (comme moi) ce genre de lectures plus sociales. Je peux donc vous dire d’y aller les yeux fermés !
J’ai aimé l’engagement de Léon Cornec qui trouve ce job qui n’est pas spécialement dans sa voie (il est artiste au chômage) mais qui se prend au jeu de s’investir pleinement dans ce qu’il fait, décroche le saint Graal du CDI et franchit les échelons hiérarchiques pour se retrouver promu contremaître.
Il y a une citation qu’on m’a appris et qui dit que “la manière dont on fait une chose est la manière dont on fait toutes les choses” et je crois qu’elle est très vraie. Il y a les gens qui font les choses bien quoi qu’ils fassent et les autres…
Léon Cornec entre donc dans ce job d’intérimaire avec curiosité, observe ce monde mystérieux d’hommes qui travaillent souterrainement et dans l’ombre, au maintien du bon fonctionnement de nos métros, trains et tramways. Il se déplace de chantiers en chantiers, au gré des besoins et des urgences, sans réelle formation, travaille, défait et refait sans cesse, prend des risques incroyables, note les incohérences et les failles du système, les nouveaux trains trop larges pour les quais qu’il faut raboter, les réparations faites à l’aveugle, les rythmes insoutenables, les conditions de travail déplorables, la crasse, la misère, l’argent gaspillé et les vies abîmées, les drames et la folie de certains.
“Ça craint quand même. Il va y avoir des trains là-dessus. Tu ne peux pas laisser passer ça ! T’imagines si ça casse ? C’est plusieurs centaines de morts !
– D’habitude un aiguillage coûte trois cent mille euros, eux, ils ont remporté le marché à cent cinquante mille euros ! Il n’y a pas de mystère, ils font un travail de merde ! Tout le monde le sait mais c’est comme ça. A mon niveau, je ne peux rien faire…”
On ne ressort pas indemne de cette lecture !
J’adore prendre le train , pas seulement car il s’agit de l’un des moyens les plus écologiques de se déplacer mais parce qu’il permet aussi de prendre le temps du voyage, de rêver, de regarder les paysages, de prendre la mesure de la distance que l’on parcourt, de sortir de l’urgence, de la consommation frénétique de temps et de loisirs. Alors forcément ce récit m’a ébranlé et mis en colère, révolté. Pour les vies abîmées ou perdues, les risques auxquels on expose les usagers et aussi car le train, les infrastructures de transports, ce sont notre patrimoine qu’on saccage pour des intérêts qui ne sont pas les nôtres.
“Il raccroche, il est choqué, son visage est blanc comme de la neige.
Qu’est-ce qu’il y a ? “ demande Franck
– Il y a eu un accident ce matin dans la Meuse, pendant nos essais… Je ne sais pas ce qui s’est passé mais il y a trois morts !”
J’ai beau bien connaitre l’envers du décor du monde du monde du travail industriel puisque j’ai rédigé un mémoire sur la santé et les conditions de travail lors de ma dernière année d’études, je suis pourtant toujours autant sidérée, non seulement par les risques humains que les entreprises prennent en toute connaissance de cause, par le recours à la sous-traitance et aux travailleurs intérimaires pour externaliser ce risque, mais aussi par l’absence d’humanité dont continue de faire montre le monde du travail, très éloigné des campagnes de branding des entreprises.
J’ai l’impression que l’on se débarrassera jamais de la culture du profit à tout prix des générations précédentes ! Que ces hommes et ces femmes sans états d’âme, sans autre projet social que leur ascension et celle de leur propre personne seront toujours là, accrochés à ces entreprises mortifères qu’ils ont construites ou gèrent. C’est parfois désespérant de se dire que les années passent et que rien ne change …
Il en va ici dans des entreprises de services comme ailleurs. Il y a l’image de façade, les déclarations d’intention dont nous sommes tous dupes et la réalité beaucoup plus sombre, quasi kafkaïenne.
J’ai souvent envie de dire que les entreprises ne sont pas nos amies. Que derrière les services et les produits qu’elles nous vendent pour soi-disant nous rendre la vie plus facile ou “heureuse”, il y a des hommes et des femmes exploités et un environnement détruit.
C’est peut-être utopiste, mais je crois que plus on ouvrira les yeux, plus on pourra créer de nouvelles générations d’entreprises et d’entrepreneurs animés par d’autres ambitions que le profit, comme celles de donner un emploi qui répare, qui fait grandir au lieu de profiter et détruire et qui poursuit un objet social qui lui aussi vise à améliorer les choses au lieu d’épuiser les ressources.
Ces entreprises du siècle dernier, “maltraitantes”, ne devraient pas survivre à ce nouveau siècle qui s’ouvre. C’est à nous consommateurs de nous informer et de faire le ménage, d’être exigeants, intransigeants sur nos valeurs, de faire des choix. C’est aussi vrai pour nous, employés, de refuser ces emplois, de choisir de mettre nos compétences qui ont de la valeur et notre santé aux services d’entreprises qui les méritent et en prennent soin.
Ces entreprises du profit le resteront, c’est leur raison d’être, mais elles ne sont plus rien sans employés, ni clients, c’est donc la seule manière de les obliger à agir différemment.
Témoigner, écrire, de se former, de changer de job… est une manière de faire bouger les choses, de changer le monde.
Chaque personne qui décide de mettre du sens dans ce qu’elle fait en prenant en compte l’idée de rendre le monde meilleur, change déjà la couleur et l’avenir de celui-ci.
Merci à Léon Cornec pour ce récit rock, rythmé, humain, brut, souvent apocalyptique du monde du travail de la sous-traitance. Pour nous rendre accessible cette réalité sans la rendre abrutissante, ennuyante, d’avoir su y poser des mots justes, de nous avoir parfois même arraché des sourires par son humour devant l’absurdité de certaines situations.
Un récit à la fois attachant et qui claque.
☆ Bilan de ma lecture
Flippant !
C’est un témoignage qui alerte sur la manière dont on délègue notre sécurité à un système de sous-traitance plus préoccupé de rentabilité que d’assurer un service de qualité. C’est hallucinant !
On broie des vies humaines, celles de ceux qui y travaillent de manière habituelle comme de ceux dont on abuse de leur situation de précarité pour leur faire accepter n’importe quelle tâche dans n’importe quelles conditions.
Interpelle et sidère ♥♥♥
☆ A lire aussi – idées lecture
Pour la rédaction de mon mémoire de troisième cycle, j’avais lu une montagne de livres très intéressants sur le sujet des conditions de travail qui comprenait bien sûr le monde de la sous-traitance et j’ai souvent repensé à certaines de ces lectures en parcourant “Sortie de rails” de Léon Cornec.
Dans le cadre des lectures grand public, si le sujet vous intéresse, je peux notamment vous conseiller deux titres :“Travailler peut nuire gravement à votre santé” de la chercheuse Annie Thébaud-Mony que j’avais trouvé passionnant, très documenté et également percutant avec de très nombreux témoignages notamment sur tous ces travailleurs invisibles qu’on tue ou blessent (il y a d’ailleurs un large chapitre dédié à la sous-traitance des risques).
L’autre titre c’est celui de l’ancien inspecteur du travail Gérard Filoche “Le travail jetable” mais ses nouveaux ou anciens“carnets noirs d’un inspecteur du travail” sont également digne d’intérêt.
Si par contre vous avez envie d’avoir une vision plus optimiste du monde, je vous conseille les guides de Pierre Chevelle « Changer le monde en 2h » qui permettent d’agir concrètement dans des entreprises positives.
J’ai vu que Léon Cornec vient d’ailleurs de sortir un nouveau titre aux éditions Robert Laffont, “Un été nazi” , que je lirai immanquablement !
Ces sujets, lectures, vous intéressent aussi ?